Que faire de nos colères ?

Entretien

Que faire de nos colères ?

Anthony Thibault autour de La grande Ourse

Votre première rencontre avec l’autrice de la pièce, Penda Diouf, a été plutôt houleuse.

En effet ! C’était en mars 2015, lors d’un débat à propos de la diversité sur les plateaux de théâtre, organisé par le théâtre de La Colline où je travaillais à l’époque. Les échanges étaient assez virulents. Il y avait de l’incompréhension entre la scène et la salle, due à des problématiques mal cernées, des non-dits accumulés. À un moment, j’ai pris la parole pour réagir à une question, et quand je me suis rassis une femme à côté de moi, qu’on avait empêchée de parler à plusieurs reprises, me qualifie de « blanc, dominant, colonialiste ». C’était Penda ! Blanc, oui, dominant, je peux le comprendre, parce que je suis un homme blanc dans une société dominée par les hommes blancs, mais colonialiste, je ne pouvais pas l’entendre. Nous avons alors décidé avec Penda de nous revoir une semaine plus tard pour nous expliquer sereinement. En fait, nous étions d’accord sur l’essentiel.

Vous décidez alors de travailler ensemble et vous créez un label et une compagnie.

Il nous a paru crucial de défendre les auteurs et les autrices, et d’œuvrer à une plus grande diversité des narrations. Nous avons identifié trois questions essentielles : quelles histoires racontons-nous aujourd’hui ? À qui nous adressons-nous ? Et qu’est-ce qui fait que les metteurs et metteuses en scène ne font pas ou peu appel à plus de diversité sur les plateaux de théâtre ? Nous avons donc créé Jeunes textes en liberté, un label d’écriture contemporaine qui travaille à une meilleure représentativité de personnages souvent relégués à la marge ou invisibilisés. Nous sélectionnons des textes, les accompagnons jusqu’à la scène et mettons en place des événements qui suscitent des rencontres. L’idée est de s’adresser à tout le monde et d’interroger nos pratiques communes. C’est ainsi qu’est née la compagnie La Nuit te soupire qui portait le label jusqu’à l’année dernière ; Jeunes textes en liberté est maintenant une structure indépendante. Et moi, en tant qu’artiste au sein de la compagnie, je puise dans les textes ou collabore avec des auteurs ou autrices sélectionnés par le label.

Comment le projet de La grande Ourse est-il né ?

Pour mon troisième spectacle, je souhaitais travailler sur un texte de Penda Diouf, convaincu par la puissance et la beauté de son écriture. Il faut savoir qu’au sein de Jeunes textes en liberté, les auteurs et autrices nous faisaient remonter leurs difficultés à rencontrer des équipes artistiques qui pourraient s’emparer de leurs textes disponibles, plutôt que de leur passer une énième commande. J’ai considéré que c’était un geste politique de demander à Penda quels étaient ses textes disponibles afin d’en mettre un en scène. Penda m’a alors proposé, parmi d’autres, La grande Ourse, qui étonnamment avait beaucoup circulé au sein des comités de lecture et obtenu de nombreux prix, sans que personne ne se soit lancé dans une mise en scène. La colère qui nous avait réunis se retrouve dans ce texte : il y a un parallèle entre ce récit et la manière dont nous l’avons surmontée, réussi à la transformer, à en faire quelque chose de constructif, de positif.

Comment élaborez-vous les différentes options de votre mise en scène ?

J’aime, en tant que metteur en scène, me mettre au service d’une écriture, je trouve mon plaisir en cherchant un dispositif adéquat pour que le texte soit le mieux entendable et entendu. Et pour que l’imaginaire surgisse en chacun. En amont de la création, nous avons beaucoup échangé sur le texte avec Penda, elle a souhaité réécrire certains passages ou opérer des ajustements, et je continue à la consulter régulièrement sur cet aspect, à la lumière des répétitions. Je l’ai également sollicitée au sujet de la distribution que nous avons élaborée ensemble. Côté musical, il y a l’idée d’une transe avec l’apparition dans le texte, à un moment donné, d’un battement répétitif. Comme je ne voulais pas m’orienter vers des tambours ou percussions, ni vers la guitare électrique, qui me paraissent véhiculer certains stéréotypes, j’ai opté pour de la musique électronique. J’ai proposé à l’artiste-musicien Aho Ssan, que j’avais découvert dans un spectacle de danse, de nous accompagner au plateau, et mon intuition se confirme en répétition : son univers sublime l’écriture de Penda. Quand je travaille sur la mise en scène, je fais énormément confiance au regard des personnes qui m’entourent, aux sensations des interprètes. Je veille à avoir des sensibilités, des parcours, des univers très différents et je reste à l’écoute de toutes les remarques ou suggestions. Il s’agit de rechercher une certaine vérité sur scène. 

« L’aspect majeur du texte pour moi, c’est l’émotionnel, c’est la question de ce que l’on fait de nos émotions fortes, comment les transcender, les transformer. »


Comment décririez-vous les thématiques abordées dans ce spectacle ?

Penda a écrit La grande Ourse en songeant à la pièce qu’elle aurait aimé voir quand elle était petite. Avec la représentation d’une femme noire qui s’affirme, et que l’on suit tout le long comme le personnage le plus important. Son écriture est par ailleurs très imagée, écriture qu’elle associe au réalisme magique, ce courant littéraire et pictural, où le merveilleux, le fantastique ont une vraie place dans le réel. L’aspect majeur du texte pour moi, c’est l’émotionnel, c’est la question de ce que l’on fait de nos émotions fortes, comment les transcender, les transformer. C’est aussi une pièce sur la transmission. Penda a été influencée par Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés qui appelle les femmes à renouer avec leur instinct sauvage face aux humanités patriarcales qui cherchent à les faire taire, à brider leurs émotions, à les confiner dans des cadres. Dans la pièce, il y a une scène très forte, au commissariat, qui se prête à diverses options de jeu. J’ai eu envie de la traiter en gardant à l’esprit que toute notre société crée du racisme, de l’humiliation, de la violence à laquelle chacun répond de façon violente. Je vois dans ce texte l’émergence d’une saine colère dans une société malsaine. Cette femme se transforme en ourse pour laisser échapper sa rage, pour le bien de sociétés à venir, comme un message à son fils.

La rébellion de cette femme, toute intérieure, ne se situe pas dans une perspective d’efficacité.

La question centrale, c’est : que faire de nos colères ? C’est une question fondamentale, par laquelle je me sens personnellement concerné. Dans la pièce, la métamorphose animale s’avère productive ne serait-ce que sur le plan de la transmission, puisque l’on comprend que le fils va s’en trouver transformé. Cela évoque un secret transmis de génération en génération, là où il y a eu de l’humiliation et de la violence et que les gens se sont tus : cette femme pose un acte de prise de parole émancipateur. Grâce à cela, son enfant va pouvoir assumer qui il est, son caractère multiple. L’enjeu est là !

Propos recueillis par Tony Abdo-Hanna en mars 2024